Se retrouver face à face avec Susana Baca, fût-ce en visio, dans l’intimité d’un salon, ça impressionne. Comme lors d’une audience : on aurait presqu’envie de l’appeler majesté, pas pour rappeler son passé d’ex-ministre de la culture du Pérou, mais pour la classe infinie avec laquelle cette auguste dame mène sa vie et tisse ses chants, enracinés dans le noir Pérou. Preuve de sa stature, elle désarme par son rire tout ce que ce genre d’entretien sur rendez-vous pourrait avoir de trop formellement ennuyeux, pour entrer dans le vif du sujet. Et ça tombe bien, car Susana Baca est la voix qui a fait connaître à l’étranger, et sans doute re-connaître dans son propre pays, la minorité afro-péruvienne. Une population, une culture et une histoire héritées de l’époque de la traite, mais que les manuels et la bonne société ont passée sous silence, comme dans nombre de pays d’Amérique latine. Comme si l’existence de communautés noires rappelait à tous qu’ici aussi, l’esclavage avait aussi construit le pays. Cela, Susana Baca l’a bien compris… et elle a décidé de chercher et de mettre en valeur la culture que le Perou a hérité de ses ancêtres africains.
D’abord dans les pas de la grande chanteuse Chabuca Granda (1920-1983), qui la guide sur les chemins de la scène et lui offre même certaines de ses chansons (« La herida oscura », sur ce nouvel album, en fait partie). Car l’enseignante, passionnée de recherches historiques et culturelles, a aussi une sacrée voix. En 1973, elle obtient le premier prix d’interprétation au festival international d’Agua Dolce. Avec son mari, l’anthropologue Ricardo Pereira, elle passe son temps libre a silloner les villages de la côte pour collecter chants, récits et traditions qui remplissent les vides assourdissants de l’histoire afro-péruvienne. Ils publient le fruit de leurs recherches dans Del fuefo y del agua (de feu et d’eau) en 1992. Trois ans plus tard, elle interprète la chanson « Maria Lando » sur le disque The soul of Black Peru, piloté par David Byrne. Le début d’une longue histoire puisqu’elle publiera plusieurs disques, tous plus beaux les uns que les autres, sur le label Luaka Bop que dirige le New-Yorkais. De quoi récolter plusieurs Latin Grammy awards (2002,2011,2020) et faire connaître au monde son art, et l’histoire de celles et ceux qui l’ont précédée. A 76 ans, son tout dernier album vient de sortir. C’est que la grande dame, toujours aussi passionnée, a des paroles urgentes à nous confier. Palabras urgentes, c’est le nom de son nouvel album, paru chez Real World.
A quel moment avez-vous commencé à vous intéresser à l’histoire des Afro-péruviens ?
Je crois que j’ai commencé à m’y intéresser quand on m’a fait comprendre que j’étais un peu différente. A l’école, ce sont les enfants qui te le disent, donc je m’en suis rendue compte de bonne heure et j’ai commencé à poser des questions à ma mère. Qu’avons nous de différent, nous, les noirs? D’où venons-nous? en quoi sommes nous différents des natifs du Pérou, ou des blancs du Pérou. Donc j’ai commencé à être travaillée par ces questions très jeune, et petit à petit, à mesure que je grandissais, que le temps passait, j’ai eu accès aux études, aux livres, à l’université, et j’ai commencé à voyager à l’intérieur du Pérou… J’ai pu voir combien les noirs étaient peu nombreux. Et j’ai vraiment voulu savoir d’où je venais, qu’est ce que je faisais ici?
Et quel a été le rôle de la musique dans cette quête ?
Le dimanche, qui était à l’époque le seul jour où on ne travaillait pas, on allait à la messe puis on passait la journée avec la famille : les tontons débarquaient, sortaient les cajons et jouaient, buvaient du pisco, ou de la bière, et on faisait la fête ensemble. Il y avait de la nourriture spéciale que ma mère préparait : et donc on passait le dimanche à jouer de la musique, chanter, danser, raconter des histoires et moi, quand la musique arrivait, je laissais même les jeux avec mes cousins… j’étais toute petite, mais je restais à regarder ceux qui jouaient de la musique, j’étais comme hypnotisée par elle.
La musique a été une manière de vous connecter à l’héritage afro?
Pour moi tout cela était lié. C’était un seul et même courant, et je l’ai peu à peu compris avec les années, surtout quand j’ai eu l’occasion de faire le voyage de retour vers l’Afrique, et que j’ai entendu des musiques au Cameroun, ou au Congo. Me retrouver sur scène au Congo, où l’on me présentait comme une fille d’Afrique revenue chez elle, m’a permis de voir et d’entendre mes racines. Au Congo, à Brazzaville, il y avait des gens sur scène – et parmi eux un vieux monsieur qui jouait sur un ensemble de tambours que je voyais comme l’ancêtre du cajon. Ils m’ont accompagnée et j’ai chanté avec eux « tonada del Congo ». Donc je sens mon africanité et je me sens fière de cet héritage, à tel point que je me suis mise à le défendre partout dans le monde. Il fait partie de mon identité afro-latino-américaine du Pérou.
Au Pérou, l’histoire des Afro-descendants est restée longtemps ignorée?
On a l’impression que pour certains, il aurait été préférable que nous, les Afro-péruviens, nous n’existions pas, préférable que nous n’influencions pas cette culture parce que des gens voulaient garder le sang « pur ». Et donc la musique afro-péruvienne était noyée dans la catégorie « musique créole », mais pas « afro-péruvienne », et donc c’est comme si on avait voulu effacer cette histoire. Les classes dirigeantes de nos pays ont voulu effacer la présence des Indigènes, effacer celles des Afros, et de leur côté les Afros ne voulaient pas garder la mémoire de la terrible période de l’esclavage. Quand j’allais demander à des anciens leurs origines, celles de leurs parents, de leurs grand-parents, ils ne voulaient pas se souvenir. « Je ne me souviens pas, c’était au temps des esclaves » disaient-ils. Et cette mémoire trop courte a laissé se perdre trop d’histoires, de musiques, de rythmes de tambour, de présence… les descendants d’esclaves voulaient oublier la terrible histoire de l’esclavage.
C’est pourquoi vous avez voulu faire un travail de conservation de ces musiques, en collectant avec votre époux les chansons : pour garder cette mémoire vive?
Oui je crois, et nous avons regretté de ne pas avoir fait ce travail plus tôt car on aurait trouvé encore bien plus de matériel à léguer aux jeunes. Aujourd’hui les jeunes jouent ces rythmes (le festejo, le lando) parce qu’on a pu sauver et publier cet héritage sous formes de livres, de partitions. Ça a été une mission importante. Celle de sauver la mémoire des vieux chanteurs, musiciens, d’avoir enregistré ceux qui ont été si généreux en nous la confiant. Tout cela, on l’a consigné dans un livre comme Del fuego y del agua (de feu et d’eau), qu’on a publié en 1992, et aussi dans le livre « El amargo camino de la cana dulce » (l’amer chemin de la canne à sucre) dans lequel, 20 ans plus tard, nous avons publié de nombreuses autres histoires. L’idée était d’établir – en racontant ces histoires – un pont générationnel entre les vieux et les jeunes.
C’était le but de l’Institut Negrocontinuo que vous avez fondé ?
Oui bien sûr, c’était le but. Au début, on a organisé des cours de musique pour former des jeunes qui aujourd’hui ont trouvé leur place dans la vie culturelle du pays. C’était important de les former, et cela continue, ils enseignent à leur tour donc je crois que nous avons réussi cette mission, même si nous aimerions que tout cela ait plus d’amplitude et une diffusion plus large. Mais on a fait ce qu’on a pu. Et aujourd’hui, au sud de Lima (la capitale, ndlr), dans une région qui a été particulièrement marquée par l’histoire de la culture de la canne et de l’esclavage, nous avons fondé un centre culturel et une école, l’école Negrocontinuo où les jeunes de la région ont appris à apprécier leur héritage culturel, et la force que peut donner la confiance en cet héritage : ils ont appris qu’ils ne doivent pas baisser la tête, qu’ils ne doivent pas se sentir humiliés d’avoir hérité de gens qui ont été mis en esclavage, et donc ces jeunes aujourd’hui travaillent leurs propres compositions, et font leur musique en puisant aux sources que nous avons documentées. Je crois que cette mission, on l’a accomplie Ricardo Pereira et moi, Susana Baca.
Quelle a été l’influence de tout ce travail sur vos propres chansons ?
Bien sûr, je me suis alimentée à tout ce trésor que nous avons recueilli, j’ai reinventé mon travail en puisant à tout ce que nous avons trouvé sur ce chemin. Et j’en ai tiré mes disques; comme ce dernier, Palabras Urgentes, qui a un pied dans la musique d’aujourd’hui, mais qui en même temps est ancré dans la tradition, dans les racines. Comme l’a dit un jour un journaliste américain à propos de moi : « Susanna crée sa propre tradition ». J’en suis un peu fière, pardonnez moi (rires).
Pourquoi « Paroles urgentes » ?
Écoutez, moi j’arrive à mes 50 ans de vie artistique, et j’ai composé ce disque pour débattre, penser, dire aux gens qu’il est nécessaire de réfléchir à ce qu’on fait. On a construit ce disque en 2018, j’avais demandé à Michael League de le réaliser : il m’avait invitée deux ans plus tôt à chanter sur son disque Family Dinner qu’on avait enregistré à la Nouvelle Orléans. On était comme une famille, échangeant sur nos histoires. Deux ans plus tard, on a donc commencé à travailler. Mais au Pérou il se passait des choses horribles : la corruption, les politiciens menteurs, les coups tordus dont nous souffrons, c’était horrible. Et notre indignation de citoyen a commencé à croître. Heureusement, moi j’avais la musique pour me réfugier, et pour créer ces chansons. Comme ce poème « Color de Rosa », écrit par le poète Alejandro Romualdo qui s’adresse à son ami le peintre et lui dit : « ne peins pas mon pays en rose, non, peins le aux couleurs de tout ce qui se passe : la terre volée, et tout le reste . Peins-le aux couleurs du combat, de la lutte, et de l’espérance ». Et c’est aussi à ce moment que j’ai travaillé sur la chanson « La herida oscura » de Chavela Granda, qui parle de cette femme extraordinaire – Micaela Bastidas– qui a lutté pour l’indépendance et dirigeait un régiment de l’armée. Et en cette heure où dans notre pays, des femmes meurent pour le simple fait d’être femme, il est important de raconter la vie de femmes comme elle, pour que les fillettes sachent qu’elles aussi elles peuvent être grandes et glorieuses comme Juana Azurduy, autre héroïne de l’indépendance (une autre chanson de l’album lui est dédiée, ndlr) : ce sont des femmes puissantes, aux histoires puissantes.
En parlant de politiciens menteurs, qu’avez vous retenu de votre expérience de ministre de la culture en 2011 ?
C’était une expérience très belle. J’avais des « grand frères » comme Gilberto Gil qui m’a encouragé, mais aussi Paula Marcela Moreno (afro-colombienne, qui fut aussi ministre de la culture dans son pays) noire comme moi, qui est venue au Pérou me prêter main forte. Moi je suis très fière d’avoir accepté ce poste de ministre de la culture de mon pays, car je me sentais la capacité de pouvoir abattre un travail important. Mais la durée de vie d’un ministre chez nous est très courte, surtout à la culture. S’il y a un problème, on fait sauter le ministre de la culture, et… c’est pas grave! Comme si la culture n’était pas importante !!! Comme si investir dans la culture n’était pas ce qu’un gouvernement pouvait faire de mieux!
Vous avez pu changer quelque chose ?
Non, à part deux choses : la réglementation qui oblige à consulter les communautés qui vivent sur les terres où l’on veut exploiter des ressources. Il faut leur autorisation, et que les populations locales bénéficient réellement des richesses exploitées. Cette loi nous l’avons portée dans mon ministère, et nous avons préparé la loi… même si après elle a été bien amendée. L’autre chose : c’est l’observatoire des discriminations que j’ai mis en place au Pérou. Et enfin, une loi qui encadre et protège le travail des artistes. C’est ce que j’ai pu faire, dans le peu de temps qu’on m’a laissé. J’étais la ministre symbole de « l’inclusion » et « l’inclusion » n’a pas duré longtemps, six mois, et hop, adieu.
Dans Sorongo, vous chantez « lo que el Blanco tiene de Congo, Lo que el Congo tiene de Blanco » (ce que le blanc a en lui de kongo, et ce que le kongo a en lui de blanc), quel est le sens de la chanson exactement ?
C’est une exaltation de la non-pureté de la race. C’est fondamental : il y a des gens qui se croient purs : des blancs qui refusent d’accepter leur sang noir, et la même chose chez certains noirs qui se disent « africains purs ». Mais heureusement pour le monde, nous sommes tous métis, profondément mélangés. Sinon comment expliquer qu’ici il y ait un lieu , le Callejon del Buque, où, quand les jeunes sortent dans la cour leur cajon, tu vois des enfants blancs, noirs, et d’autres andins qui jouent à merveille ensemble. Donc heureusement, nous sommes tous mélangés, et c’est très bien ainsi.
Palabras Urgentes de Susana Baca, disponible sur Real World Records.